Dans l’entrée en maladie – aussi progressive soit-elle – survient l’énoncé du verdict posé par la preuve diagnostique objective de la biopsie, ce moment implacable de bascule par lequel la suspicion laisse place à la certitude. Le coup de ciseau final donné sur le fil tendu entre espoir et vérité, sur lequel on avance encore pieds-nus au-dessus du gouffre en se disant malgré les signes qui s’amoncellent que non tout cela n’est pas si grave, que le mal n’est pas si malin et que le cancer n’est ni pour aujourd’hui ni pour demain. Avant cela s’engourdissent les jours pendant lesquels les grammes de soi donné en pâture au microscope pèsent des tonnes silencieuses d’impatience de savoir, ou de peur de savoir, ou les deux. Annie n’a pas peur de savoir. Elle accroche à son tempérament de « chieuse » autoproclamée, l’empressement de ceux pour qui la vérité ne supporte pas l’attente. Le temps de septembre nécessaire à l’établissement des résultats de la biopsie l’incarcère dans une cellule mentale exiguë, partagée en toute promiscuité avec les pires adversaires de la vérité que sont le doute, le questionnement et une connexion internet. Annie veut savoir. Tout et tout de suite, du moins au plus vite.
Elle appelle le laboratoire et le cabinet de son médecin traitant et s’entretient avec les secrétaires médicales, elle entend trop longuement parler de résultats qui auraient été envoyés sur un fax qui n’existe pas et par courrier postal aussi et d’un médecin qui vous informera au plus vite Madame. Mais Annie s’en fiche que la voix qui crachera le morceau pour lui annoncer si oui ou non elle l’a ce cancer, ait un bac +3, un bac +15 ou un bac + rien accroché au mur. Les résultats existent, elle veut les connaître. Par téléphone, par courrier, par pigeon voyageur s’il le faut.
Il y a une bonne façon de dire aux gens qu’ils ont un cancer ?
« Je ne sais pas qui a écrit la loi, mais l’annonce du diagnostic ne peut pas être faite par quelqu’un d’autre qu’un médecin, et en principe pas au téléphone. Pourquoi ? On n’est donc pas suffisamment responsable ou adulte pour avaler la réponse ? Le corps soignant me dit que tous les gens ne sont pas comme moi, que certains réagissent très mal. Mais enfin, j’ai fait une biopsie, et tu sais quand tu fais une biopsie, que tu te rapproches, qu’il y a peut-être cancer ! Donc, la mauvaise nouvelle tu l’as déjà un peu en tête quelque part. Et il faut pourtant te battre pour avoir le résultat ! Les gens sont à l’écoute, ils sont très gentils, ce n’est pas le souci ; mais enfin, les assistantes n’ont donc pas le droit de parler ? Par le fait que seul le médecin peut annoncer, je me sens infantilisée : tu as conscience que plusieurs personnes à qui tu parles au téléphone savent ce que tu as, mais elles n’ont pas le droit de parler. C’est aberrant. On me dit, vous vous rendez compte, quand on annonce aux gens qu’ils ont un cancer… Et alors ? Il y a une bonne façon de dire aux gens qu’ils ont un cancer ? ».
Il semble que oui. Ce n’est pas la loi qui en a décidé, mais les patients eux-mêmes. En 1998, les premiers Etats généraux des malades du cancer portent au débat le sujet de la révélation du diagnostic au patient. Le constat n’est pas brillant : manque d’explications, d’empathie et d’accompagnement, annonce expédiée par on ne sait qui au téléphone, voire entre deux portes… Les malades ont le sentiment qu’à la violence de l’incursion de la maladie dans leur vie, s’ajoute trop souvent la brutalité d’une communication froide, délivrée dans des conditions au mieux maladroites, au pire inappropriées. Ils pointent du doigt un oubli de la personne, cette personne qui vit, qui vit toujours sous l’avatar du numéro de dossier médical. En 1998, Annie n’imagine pas qu’elle sera, 20 ans plus tard, celle qui attend et entend la nouvelle. Alors que le pays s’apprête à célébrer ses dieux du stade, la laïque Annie s’engage dans un autre combat, en adhérant dès la première heure à Attac, née cette même année. L’association altermondialiste devient pour elle le moyen attendu pour agir dans le sens de ses convictions et de ses révoltes, de sa vision humaniste de la société et de son aversion pour l’obéissance irréfléchie aux dogmes.
Quelques années plus tard, les malades du cancer finiront par gagner leur droit à la prise en compte de la dimension émotionnelle de l’entrée en maladie, avec l’instauration progressive (mesure 40 du plan cancer 2003-2007) d’un protocole d’annonce standardisé. Quant à la taxation des flux financiers et la concrétisation du rêve d’un monde plus juste, l’insoumise Annie les attend toujours. Elle n’a pour autant rien perdu de sa radicalité citoyenne ; appliquée à sa condition de malade, elle l’amène à considérer que le patient devrait pouvoir trouver un siège parmi les médecins pour assister à la réunion de concertation pluridisciplinaire (RCP) traitant de son cas. Annie, c’est la démocratie sanitaire version prise de la Bastille, grand soir et poing levé.
Son obstination finit par aboutir. Neuf jours après la biopsie, c’est au téléphone que son médecin, contraint à l’abdication, libère le diagnostic. Les mots « Carcinome de niveau 2 » traversent la chaleur d’août jusqu’aux Pyrénées-Orientales, où Annie passe traditionnellement ses congés d’été en famille. La vérité ne connaît pas de répit ; elle n’en offre aucun.
J’ai toujours eu plus peur d’avoir peur, que peur d’une mauvaise nouvelle
Face à l’annonce d’une potentielle mauvaise nouvelle, les stratégies personnelles sont diverses. Dans Réparer les vivants [Maylis de Kerangal, Ed. Verticales, 2014], l’auteure pousse Marianne entre les murs gémissants d’un service d’urgence, où elle attend que lui soit dit si le pare-brise d’un van accidenté a vidangé le corps de Simon de la vie qu’elle lui a insufflée 19 ans plus tôt. Elle agrippe et retient contre elle, comme autant de futurs dans lesquels son fils vit, rit et vieillit, chaque seconde la séparant de l’entretien avec le médecin qui peut-être tuera la mère en annonçant le décès du fils. Pour Marianne, ne pas savoir, c’est garder l’espoir, c’est prolonger la vie. Pour Annie, l’ignorance est tortionnaire. « Je sais que pendant toute ma vie, j’ai toujours eu plus peur d’avoir peur, que peur d’une mauvaise nouvelle. A partir du moment où je sais, où je connais la vérité, je n’ai plus peur. Regarde dans les films d’Hitchcock, ce n’est pas sanglant, mais tu restes dans l’inquiétude car on ne voit jamais ce qui fait peur [rires]. Je sais que les mots peuvent faire mal ; mais les non-dits tuent ». Annie est ainsi convaincue que les difficultés médicales qu’elle a connues pour réaliser son souhait de maternité ont été mises au tapis par la connaissance et la conscience de ce qui en était à l’origine. « Nous avons eu nos deux filles sans problème après de multiples échecs, à partir du moment où on a pu mettre des mots sur ce que nous étions mon mari et moi, sur ce que j’étais, sur des éléments de notre vie à tous les deux et de la mienne. Il fallait mettre des mots sur les choses ».
Quelque chose qui est nommé, tu peux l’affronter
Les mots, il a fallu les mettre sur la chose, sa chose à elle, pour justement l’annoncer à ses deux filles devenues adolescentes. « Comme je n’étais pas très inquiète pour moi et soulagée de savoir que mon cancer n’était pas génétique, ça s’est bien passé. L’une d’elle m’a posé la seule question qui comptait à ses yeux : tu vas mourir ? J’ai répondu oui, évidemment. Un jour. Mais a priori pas maintenant et compte tenu de ce que l’on sait de mon cas, pas de cette maladie-là… Je leur ai dit par contre qu’il fallait s’attendre à une période compliquée à cause des soins ». Accepter d’entendre la vérité, c’est aussi ne rien en cacher aux autres. Question de logique et de principe. « Si tu veux, on peut faire le parallèle avec la notion philosophique – enfin elle n’est pas que philosophique – de verbe créateur. C’est biblique cher ami, il faut que j’améliore ta culture générale [rires]. Le verbe créateur, c’est un truc qui marche vachement bien : c’est en gros considérer que les choses n’existent pas tant qu’elles ne sont pas nommées. Donc, quelque chose qui est nommé, tu peux l’affronter.
C’est pas toujours rigolo, c’est certain. Mais au moins, tu peux l’affronter ».