Pour Annie, la réalité de la maladie est arrivée dans un étirement du temps. Elle l’a sentie glisser sur l’air des semaines, dans l’été de ses 51 ans. Une réalité qui flotte mais qui pèse, et finit un beau jour, un foutu jour, par coller à la peau et à l’esprit.
Pour elle, il n’y a pas vraiment eu de “choc” ni de “tremblement de terre”. Juste l’impression d’avoir trouvé, avant de la connaître, la réponse à une sale devinette. La vision, d’abord floue puis trop nette, d’une prolifération cannibale, d’un ennemi intime qui met les pieds sous la table. “Bizarrement, quand tu apprends que tu as une maladie comme ça, ce n’est pas forcément un coup de poing, ça peut arriver doucement. Bon, moi, au départ, j’ai eu mal au sein, mais ma dernière mammographie, un an auparavant, était normale. Et en plus, je me disais vaguement que le cancer, au début, ça ne fait pas mal. Et puis j’avais franchement autre chose à faire”.
Quand on te dit biopsie, tu te dis que ça sent moins bon
Elle frappe finalement à la porte de son médecin traitant, qui l’enjoint à passer une mammographie. “J’y suis allée sans trop m’inquiéter, en pensant que je faisais peut-être une mastose. Il y avait pourtant un symptôme inquiétant, mais que je n’ai compris qu’après. Car aux femmes on dit très vite qu’il faut palper, sauf qu’elles ne savent pas – en tout cas, moi, je ne savais pas – qu’un mamelon qui se rétracte c’est très mauvais signe. C’était mon cas, mais je ne savais pas”.
Face au silence de la mammo, le médecin veut faire parler l’écho. “Je sais ce que c’est une échographie : j’ai été enceinte huit fois pour avoir deux filles. Alors quand j’ai vu le médecin poser des points et prendre des mesures, je me suis dit qu’il y avait un os”. Ce n’est pas vraiment grave un os ; au pire ça vous reste en travers de la gorge, comme un mot qu’on ne peut prononcer ou une nouvelle qui a du mal à passer. Un os, on peut être trempé jusqu’à lui.
On peut même le donner à ronger, comme on ronge son frein en attendant de savoir la vérité. Mais ce n’est pas l’os qui intéresse l’homme en blanc. C’est la chair. La chair et ce qu’elle dissimule, et que la biopsie qui s’annonce finira peut-être par débusquer.
“Alors voilà, quand on te dit ce mot-là, biopsie, personne n’a encore prononcé l’autre mot : cancer. Mais tu commences à te dire sérieusement que ça sent moins bon”. Annie l’effrontée se rend seule à l’examen. “J’y suis allée sans me poser de question, sans être accompagnée ; je n’en éprouvais pas le besoin. Je me disais que ce n’était pas censé faire mal. Et c’est vrai : on ne sent pas grand-chose.
Ils te font une injection pour anesthésier, puis ils y vont avec une sorte de ramasse-fruits, mais en plus petit”.
Le mot cancer, c’est finalement le patient qui le prononce en premier
De la biopsie, elle conserve deux images sonores. D’abord le “clac” de l’instrument de prélèvement. Ensuite, la voix de cette amie, qu’elle appelle à l’aide sur le chemin du retour, tétanisée par la douleur, qui s’éveille et gronde et se venge d’avoir ainsi été niée jusque dans sa possibilité même d’exister. “J’étais repartie comme j’étais venue, seule, en voiture. Mais la souffrance est arrivée en quelques minutes. J’avais vraiment mal, limite évanouissement. J’ai demandé à ma copine de me ramener ; on ne devrait jamais conduire après une biopsie”. Plus tard, après 9 jours d’une attente trop longue pour une femme qui ne déteste rien de plus que de ne pas savoir, on lui dévoile finalement la vérité qu’elle s’était déjà représentée. Mais par des mots différents de ceux qu’elle attendait. “C’est curieux le cancer : c’est à la fois un mot qui fait peur et un mot que l’on cache. Car figure-toi, qu’on ne m’a pas dit que j’avais un cancer. Non, on m’a annoncé que j’avais un carcinome ! [Rires]. D’ailleurs, si tu regardes bien, il n’y a même plus de cancérologues : il y a des oncologues ! Le seul moment où on entend le mot cancer, c’est quand on l’a pas. Ou qu’on ne sait pas qu’on l’a. Ou que quelqu’un qu’on connait l’a, mais pas soi-même. Tu vois, le mot cancer, j’ai l’impression que c’est finalement le patient qui le prononce en premier”.
Tu sens juste que tu es dans une roue qui ne s’arrête pas
« Cette progressivité a fait que je n’ai pas été – ou que je ne me suis pas sentie – traumatisée. Et finalement, le cancer du sein, on en parle beaucoup, on sait que c’est l’un de ceux qui se soignent le mieux. Tu sens juste que tu es dans une roue qui ne s’arrête pas, et tu te demandes quelle sera la prochaine galère ».
La roue se met effectivement en mouvement, rapide celui-ci, en accélération constante. Une mécanique lourde de rouages complexes, par laquelle toute personne pénétrant le territoire nouveau de la prise en charge du cancer se fait happer la manche puis le bras puis l’esprit. Il y a cet assommoir de paroles et d’explications qui vous percute le crâne pour y faire entrer de force un vocabulaire nouveau : SBR2, ganglions sentinelles, lymphœdème. Il y a aussi ces mots trop connus que l’on a entendus et sans doute prononcés cent fois, mille fois, ces rimes riches de trois syllabes qui pour les temps à venir ne concernent plus les autres, mais peut-être bien soi : chimiothérapie, radiothérapie, hormonothérapie, mots qui fertilisent l’esprit et font germer puis grandir des visions d’un avenir bleu-vert-blanc d’hôpital.
Sa chirurgienne, « une nana sympa, qui a essayé d’expliquer la situation avec le plus de clarté possible », déroule le protocole comme un tapis rouge de bienvenue. Les mots forment après-coup une compacte et écrasante tirade, par laquelle il est dit que l’on va procéder à l’exérèse tumorale sans enlever le mamelon, prélever aussi quelques ganglions sentinelles pour mesurer s’il y a prolifération du cancer hors de son foyer d’origine, que s’il doit y avoir mastectomie elle sera très partielle mais qu’il faut s’attendre, quoi qu’il en soit et dans le meilleur des cas, sachez-le, à cinq ans de traitement par hormonothérapie après opération, auquel s’ajouteraient des séances de radiothérapie si le diagnostic réévalué après examen anatomopathologique de la tumeur devait être moins bon que celui de la biopsie initiale et aussi, peut-être – on ne peut l’exclure Madame – une cure de chimio si ce diagnostic devait être encore pire, encore pire que moins bon.
Ce sera le cas pour Annie. Après la première chirurgie d’exérèse tumorale, le cancer révèlera une agressivité plus forte que le celle évaluée par la biopsie, pour être requalifié en SBR3. Une deuxième intervention avec ablation du mamelon sera pratiquée avant la chimiothérapie adjuvante.
Mais en cet instant, Annie ne sait pas tout cela. En cet instant, Annie écoute, Annie apprend.
Le temps s’est accéléré, la réalité aussi.